Mettre en place un reporting CSRD efficace : les leçons tirées des premiers rapports publiés en ce début d’année 2025

La directive CSRD impose aux entreprises un reporting de durabilité structuré et aligné sur les normes ESRS, couvrant l’ensemble des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) selon le principe exigeant de double matérialité. L’objectif de la directive est de renforcer la transparence, la comparabilité et la fiabilité des informations extra-financières. Toutefois, le mécanisme “Stop the Clock”, adopté en avril 2025 par le Parlement européen dans le cadre du paquet Omnibus, suspend temporairement l’entrée en vigueur de la CSRD, tout en reportant également d’un an l’application de la directive CSDDD. Ce gel stratégique ouvre une fenêtre de négociation cruciale sur le périmètre, les exigences de reporting et le devoir de vigilance, en vue d’une révision législative prévue d’ici octobre 2025.
Dans ce contexte d’insécurité juridique, les premiers rapports publiés par les entreprises assujetties à la CSRD, avant l’activation du mécanisme “Stop the Clock”, constituent ainsi une étape décisive dans la mise en œuvre de la directive. Il s’agit de la toute première occasion d’observer concrètement la mise en œuvre des exigences – souvent débattues – de cette dernière. Ces rapports offrent ainsi un retour d’expérience précieux, qui servira de référence incontournable pour les nombreuses entreprises appelées à entrer prochainement dans le périmètre d’application de cette réglementation.
Pour évaluer ces premiers exercices de conformité, le cabinet Frank Bold a mené une analyse approfondie de 100 rapports d’entreprises issues de cinq secteurs à forte empreinte carbone. Cette étude met en lumière les forces et les limites de ces démarches, tout en identifiant les meilleures pratiques à adopter pour garantir des rapports de durabilité conformes, crédibles et de qualité.
Les leviers stratégiques pour une amélioration significative
L’évaluation des impacts matériels demeure l’un des maillons faibles des premiers rapports de durabilité. Or, l’analyse de la double matérialité impose aux entreprises d’identifier à la fois les effets significatifs de leurs activités sur la société et l’environnement (matérialité d’impact), mais aussi les risques que les enjeux RSE peuvent faire peser sur leur performance financière (matérialité financière). Cette approche globale reflète l’évolution des attentes sociétales et réglementaires vers une entreprise plus responsable, pleinement consciente de ses externalités.
Peu d’entreprises parviennent à identifier clairement les impacts matériels spécifiques et pertinents à leur activité. Lorsqu’ils sont mentionnés, ces impacts sont souvent décrits de manière fragmentaire, sans véritable mise en contexte ni analyse approfondie. La majorité des rapports se limite encore à des formulations générales sur les enjeux de durabilité, ce qui nuit à leur cohérence et réduit considérablement leur utilité pour les parties prenantes.
La double matérialité est un enjeu majeur. Pour répondre aux exigences de la CSRD, les entreprises doivent analyser rigoureusement les impacts, risques et opportunités (IRO) liés à leur modèle d’affaires, et les intégrer dans l’analyse de leur chaîne de valeur. Elles doivent aussi détailler la méthodologie d’évaluation de la matérialité, démontrant ainsi la priorité accordée aux enjeux ESG. Cette transparence exige une approche méthodologique solide, l’implication effective des parties prenantes et une articulation claire des enjeux matériels avec la stratégie de l’entreprise.
Bien que complexe, cette analyse de double matérialité permet d’alimenter un reporting de durabilité clair et pertinent, qui apporte une réelle valeur ajoutée à l’entreprise, tant en interne qu’en externe. Le reporting de durabilité exigé par la CSRD renforce la confiance des clients, de plus en plus sensibles aux enjeux ESG, et accroît l’attractivité de l’entreprise auprès des talents. Il améliore aussi l’image de marque et anticipe les attentes réglementaires. Selon Camille Sztejnhorn, directrice de l’innovation chez Lefebvre Dalloz, le rapport constitue une véritable vitrine de l’entreprise, car il permet d’exprimer sa stratégie et de mettre en lumière, de façon tangible, les initiatives prises en matière d’ESG. De plus, il permet d’avoir les données nécessaires à l’amélioration de l’efficacité de l’entreprise et de l’inclure dans les prises de décisions stratégiques.
Sur cette thématique, l’étude met en évidence des progrès, mais aussi des limites dans l’évaluation des risques que l’activité de l’entreprise fait peser sur la société et l’environnement : plus de la moitié des entreprises identifient les risques liés à la durabilité, mais souvent de manière incomplète. Les dimensions environnementales et sociales restent en effet sous-estimées ou abordées de façon superficielle. L’évaluation de la double matérialité reste également perfectible : seules 33% des entreprises structurent leur approche, dont seulement 21% couvrent l’ensemble de leur chaîne de valeur.
Des plans de transition climatique en progrès, mais encore inégaux
La norme ESRS E1 impose aux entreprises de rendre compte de leurs impacts, risques et opportunités liés au climat, notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre, de consommation énergétique et de plans de transition alignés sur les objectifs de l’accord de Paris. Ces plans de transition, censés structurer la trajectoire de décarbonation, révèlent des avancées significatives, mais aussi de fortes disparités selon les secteurs et la maturité des entreprises.
Parmi les entreprises étudiées, 53 visent la neutralité carbone, mais seulement 42 disposent d’un plan structuré pour atteindre cet objectif. De plus, sur les 46 entreprises qui précisent leurs leviers de décarbonation, seules 28 alignent leurs objectifs sur la trajectoire 1,5 °C, et aucune ne traite des locked-in emissions (émissions verrouillées). Le secteur financier se distingue : 13 entreprises sur 20 s’engagent vers le net-zéro, soutenues par une forte mobilisation autour des enjeux climatiques.
Dans le cadre de la CSRD, les “émissions verrouillées” désignent les émissions de gaz à effet de serre futures considérées comme inévitables. Elles résultent d’investissements ou d’infrastructures existants, dont les effets s’étendent sur plusieurs années. Cette notion reflète le degré de dépendance d’une entreprise à des actifs carbonés.
En parallèle, la norme ESRS E1 « Climat », qui établit le cadre de l’objectif d’atténuation du changement climatique, exige une transparence renforcée sur les émissions de gaz à effet de serre (scopes 1, 2 et 3) ainsi que sur les leviers mobilisés pour la décarbonation. Pour être conformes, les entreprises doivent mettre en place un plan de transition structuré, identifier précisément les émissions verrouillées et fixer des objectifs chiffrés assortis d’un calendrier. L’adoption des critères de la taxonomie européenne permet d’assurer l’alignement avec les objectifs climatiques de l’UE, tandis que le format numérique précis requis pour la digitalisation du rapport de durabilité (XBRL) renforce la transparence et la comparabilité des données.
Un reporting des émissions de gaz à effet de serre de plus en plus répandu, mais encore perfectible
Le reporting des émissions de GES progresse, bien que son niveau de maturité varie fortement. Parmi les entreprises analysées, 89 publient leurs émissions de scope 1 et 2, 81 communiquent sur le scope 3, et 60 définissent des objectifs de réduction clairs pour l’ensemble des scopes. Cependant, la transparence reste inégale : seules 43 précisent que leurs données couvrent l’ensemble du groupe consolidé. Concernant les 81 entreprises qui informent les émissions de scope 3, 48 incluent les catégories significatives propres à leur secteur, tandis que 33 se limitent à des données partielles – et parmi elles, seules 13 justifient l’exclusion de certaines catégories.
L’intégration des émissions du scope 3 nécessite donc une transparence renforcée. L’autorité des marchés financiers insiste sur l’importance d’inclure toutes les émissions significatives, de définir clairement le périmètre, la méthodologie de calcul, et de distinguer les données brutes des émissions séquestrées ou compensées. Il est également essentiel de structurer les catégories d’émissions en fonction de leur impact réel sur l’activité.
Biodiversité, diligence raisonnable et remédiation : les angles morts à combler
La maîtrise des enjeux liés à la biodiversité reste largement insuffisante, ce qui affecte la qualité des rapports publiés. Pour progresser, il est essentiel d’identifier les impacts matériels — c’est-à-dire ceux dépassant les seuils écologiques et sanitaires globaux — de cartographier les sites à proximité d’écosystèmes sensibles, et de préciser les effets négatifs, qu’ils soient propres à l’entreprise ou liés à sa chaîne de valeur.
Dans le cadre de la directive CSRD, l’intégration de la due diligence à l’analyse de double matérialité constitue une exigence centrale. Cette démarche suppose, en premier lieu, une consultation structurée des parties prenantes afin d’identifier les impacts significatifs de l’activité de l’entreprise sur la société et l’environnement.
Pour garantir la transparence et la cohérence de cette analyse, il est essentiel de détailler la méthode suivie, de justifier les priorités établies, et de documenter de manière rigoureuse l’ensemble des échanges réalisés. Ces contributions doivent alimenter concrètement la stratégie de durabilité et la gestion des risques. Enfin, la traçabilité du processus, en assurant un suivi clair et vérifiable, renforce la crédibilité de l’entreprise auprès des auditeurs et des parties prenantes.
L’étude montre une adoption progressive des pratiques de diligence raisonnable, avec 43 entreprises ayant mis en place un processus dédié. Néanmoins, leur application reste hétérogène : seules 9 détaillent l’implication de leurs instances dirigeantes, et la plupart des conseils d’administration manquent de précision dans la supervision des impacts. Cette fragilité se reflète également dans l’engagement des parties prenantes : si 38 entreprises identifient clairement leurs parties prenantes clés et leurs modalités d’engagement, seules 7 expliquent comment cette démarche contribue concrètement à l’évaluation des impacts.
La CSRD impose aux entreprises la mise en place d’un processus de remédiation clair et structuré des impacts négatifs jugés matériels. Cela implique des mécanismes de recours transparents, permettant aux parties prenantes de signaler toute atteinte ou impact négatif. Les entreprises doivent également détailler les mesures correctives adoptées, les délais de mise en œuvre et les résultats obtenus. Ce processus s’inscrit dans une logique de responsabilité et de transparence, en lien direct avec la due diligence et l’évaluation de la double matérialité.
Conclusion
Les premiers rapports de durabilité publiés sous la CSRD révèlent des avancées majeures, mais aussi des lacunes à combler. Pour renforcer leur crédibilité, les entreprises doivent affiner l’identification des impacts matériels, clarifier leurs processus d’évaluation et accroître la transparence sur leurs objectifs climatiques et leurs méthodologies. L’intégration de principes de diligence raisonnables et de mécanismes de remédiation efficaces est indispensable pour instaurer la confiance des parties prenantes et garantir des rapports solides.
Au-delà de la conformité réglementaire, ces efforts participent à une transformation durable, alignée sur les attentes des investisseurs, des régulateurs et de la société. En s’appuyant sur les meilleures pratiques identifiées, les entreprises peuvent non seulement améliorer la qualité de leurs rapports, mais aussi intégrer pleinement la durabilité à leur stratégie — affirmant ainsi leur rôle moteur dans la transition vers une économie responsable.